Dans l’incapacité de payer les frais de scolarité, un nombre inédit de familles ont décidé en cours d’année scolaire de retirer leurs enfants des établissements privés. Le secteur public n’est cependant pas préparé à un tel afflux.
Signe de la détresse financière des familles libanaises, 39 189 élèves ont basculé en cours d’année scolaire de l’enseignement privé à l’enseignement public, selon les données collectées par le ministère de l’Éducation au 20 janvier. Ce nombre représente une augmentation de plus de 15 % par rapport aux quelque 260 000 enfants libanais inscrits à la rentrée de septembre.
« C’est un taux de loin bien plus élevé que les années précédentes », relève Jamal Baghdadi, en charge des écoles secondaires publiques au ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur. « De nouvelles demandes de transfert nous arrivent chaque jour », affirme-t-elle.
L’enseignement secondaire est proportionnellement le plus concerné. Ses rangs dans le public ont gonflé de près de 22 % depuis septembre. « Les parents préfèrent investir dans les classes de primaire, puis basculent dans le secondaire public qui a relativement une meilleure réputation », analyse Maha Shuayb, directrice du Centre for Lebanese Studies.
Géographiquement, d’après les chiffres du secondaire, le caza très peuplé de Baabda est le plus touché, notamment la banlieue sud de Beyrouth. Près de 1 800 élèves y ont rejoint des lycées publics. La situation est également particulièrement difficile dans la région du Mont-Liban et, relativement au nombre d’élèves scolarisés, dans le Kesrouan. D’autres cazas, comme le Akkar, Baalbeck ou encore Jezzine, ont également enregistré beaucoup de transferts par rapport à leur densité d’élèves.
Symptôme de la crise
La difficulté des familles à s’acquitter des frais de scolarité de leurs enfants constitue la principale raison de ces départs, d’après les demandes reçues par les services du ministère de l’Éducation dont les motifs doivent être explicités par les parents. « Sans travail ou avec des demi-salaires depuis plusieurs mois, certains se retrouvent démunis », alerte Jamal Baghdadi.
Les frais de scolarité dans tout l’enseignement privé oscillent aujourd’hui entre 4 millions de livres et plus de 20 millions l’année, contre moins de 300 000 livres de frais administratifs dans l’enseignement public. « Selon nos données, environ 60 % des parents ont des difficultés financières », estime Lama el-Zein, présidente de l’Union de comités de parents et de tuteurs dans les écoles privées.
Au Collège des Saints-Cœurs de Tripoli, caractérisé par une forte mixité sociale, une centaine d’enfants ont quitté les bancs de l’école en cours d’année, sur les 1 275 ayant fait leur rentrée. « Une quarantaine d’élèves se sont expatriés, deux ou trois sont partis dans une autre école privée et une cinquantaine a rejoint l’enseignement public », explique sœur Georgette Abou Rjeily, directrice de l’établissement privé catholique. « Pourtant, nos écolages sont restés stables depuis la nouvelle grille des salaires », déplore-t-elle. Ces trois dernières années, ils étaient d’environ quatre millions de livres libanaises pour le primaire et cinq millions pour le secondaire.
Amplification du phénomène “loi 46”
La hausse des écolages provoquée par la réévaluation des salaires des enseignants, conséquence de la loi 46 adoptée en 2017, avait en effet déjà constitué un premier coup dur pour les parents d’élèves des établissements privés. Dans les cinq lycées payants de la Mission laïque française, par exemple, la majoration des écolages, allant de 13 à 28 %, avait provoqué le départ de quelque 350 élèves. Cette mesure avait également eu des conséquences dans les écoles privées semi-gratuites, où la moitié des scolarités est couverte par l’État. Le père Marek Cieslik, en charge de quatre écoles de la congrégation des Saints-Cœurs dans la Békaa, se rappelle ainsi avoir alors perdu « une quarantaine d’élèves à la faveur des écoles publiques ».
L’éducation fait pourtant habituellement partie des dépenses sur lesquelles les ménages libanais ne transigent pas. « Les familles les plus défavorisées préfèrent souvent s’endetter plutôt que de mettre leurs enfants dans le public, jugé de moins bonne qualité », décrit le père Marek Cieslik. « C’est aussi une question de réputation : votre place dans la société s’évalue au niveau de prestige de l’école de vos enfants », regrette-t-il. Les dizaines de milliers de décisions de transferts vers le public, prises dans l’urgence au beau milieu de l’année scolaire, témoignent donc de la situation financière critique dans laquelle se retrouvent aujourd’hui plongées de nombreuses familles.
Si la conjoncture économique continue de se dégrader, ces transferts devraient s’accélérer. « À ce rythme, il n’est pas impossible que nous arrivions à une hausse de 50 % du nombre d’élèves dans les lycées publics d’ici à la fin de l’année scolaire », alerte Jamal Baghdadi. « Les transferts en cours d’année ne peuvent habituellement avoir lieu que jusqu’à fin décembre, mais le ministère a étendu cette date butoir en raison de la situation exceptionnelle », précise-t-elle.
Des écoles publiques submergées
La grande question qui se pose désormais est la capacité de l’enseignement public à absorber un tel flot d’élèves. D’autant que, depuis le début de la crise syrienne en 2011, le nombre d’étudiants non libanais est passé de 3 000 à 210 000, soit presque autant que leurs camarades libanais. Pour faire face à cet afflux inédit, une seconde plage horaire de cours, l’après-midi, avait été ouverte pour les nouveaux élèves étrangers.
Jamal Baghdadi l’assure, pour l’instant : « Tous les élèves finissent par trouver. » Mais pas forcément dans l’école de leur choix. Déjà, à la rentrée de septembre, des établissements avaient été contraints de laisser des élèves sur le perron. « Quelques écoles publiques, notamment dans le secondaire, ont bonne réputation. La discipline y est mieux respectée et les résultats aux examens sont bons. Les parents insistent pour y scolariser leurs enfants », explique la représentante du ministère de l’Éducation. Plus de mille élèves s’étaient ainsi par exemple retrouvés sur la liste d’attente de l’école publique de Baissour, au Mont-Liban, d’une capacité de 700 élèves.
L’inégale répartition des écoles publiques sur le territoire libanais pose également problème.
L’ensemble du réseau de 1 257 écoles compte en moyenne un professeur pour neuf élèves, selon les chiffres du Center for Educational Research and Development (CERD) pour 2016-2017. C’est plus que la moyenne du privé payant, où l’on dénombre un professeur pour 21,5 élèves. « Mais dans certaines régions, les écoles publiques ont moins de dix enfants par classe, tandis que dans d’autres, notamment dans le Akkar et la Békaa, le ratio enseignant-élèves explose et les classes sont bondées », explique Maha Shuayb.
Un plan encore flou pour le public
« Si une famille ne trouve pas d’établissement à proximité de chez elle, il faut aussi penser aux frais de transports », pointe Violet Speek Warnery, représentante adjointe de l’Unicef au Liban, qui a participé il y a quelques semaines au lancement d’un groupe de réflexion au sein du ministère de l’Éducation, pour tenter d’apporter des solutions à la crise du secteur.
La définition des réponses à mettre en œuvre à court terme semble être encore à un stade peu avancé. « Il est difficile de mettre en œuvre une stratégie sans savoir jusqu’où peuvent aller les choses ; notre réponse va dépendre de l’évolution de la situation économique dans le pays », se défend Jamal Baghdadi. « Pour l’instant, notre objectif est de faire un état des lieux des places restantes dans les établissements », informe-t-elle.
Pour l’heure, impossible d’embaucher plus d’enseignants, les recrutements dans la fonction publique étant gelés. On ne peut pas non plus compter sur des mutations d’une région à l’autre, car « la loi libanaise limite la mobilité géographique du personnel », justifie Jamal Baghdadi.
Pour optimiser le remplissage des classes, l’une des solutions envisagées est de rassembler dans des mêmes locaux les lycéens partageant les mêmes spécialités. « Mais aucune mesure n’a été décidée pour l’instant », admet Jamal Baghdadi.
Protéger le privé
Pour éviter le goulot d’étranglement, une attention grandissante est donc désormais portée en amont à la crise des écoles privées. « Alors que la plupart de notre action était jusqu’à présent tournée vers les écoles publiques, qui concentrent le plus grand nombre d’élèves défavorisés et répondent à la crise syrienne, les écoles privées font aujourd’hui clairement parti de notre réflexion », explique Violet Speek Warnery.
Un grand nombre d’écoles privées sont en effet dangereusement menacées par les retards, voire le non-paiement des frais de scolarité. Le Collège des Saints-Cœurs de Tripoli accuse ainsi un déficit de 525 millions de livres libanaises pour l’année scolaire 2018-2019, pour cause d’écolages non réglés, et n’avait perçu en janvier que 24 % des frais de scolarité de 2019-2020. « Nous ne renvoyons pas les enfants qui ne paient pas, affirme Ibrahim Mahfoud, président du comité des parents de l’établissement, dont huit membres sur treize sont aujourd’hui en difficulté financière. C’est une décision de la direction. » Mais toutes les écoles ne peuvent pas se le permettre.
Dans le cadre du comité d’urgence élaboré par le ministère de l’Éducation, l’Union de comités de parents et de tuteurs dans les écoles privées a proposé l’adoption d’un plan budgétaire d’austérité qui préserverait les droits des enseignants et réduirait les écolages d’environ 30 %, « afin de maintenir les écoles en vie », explique sa présidente Lama el-Zein.
« Il ne faut pas négliger l’énorme rôle social que joue l’école, qui protège des idéologies, prévient des violences…, estime le père Marek Cieslik. En cas de déclin du système éducatif, privé comme public, c’est tout le Liban qui en paiera la facture. »